Il soupira, se redressa sur sa chaise et remarqua qu’il avait commencé à s’y tortiller nerveusement depuis quelques minutes déjà. Enfin, il fallait bien qu’il se fasse choper, un jour ou l’autre, il n’allait pas passer à travers les mailles de leur scepticisme pendant des années lumières. Il avait eu beaucoup de chance jusqu’à là. Le jour où la Pomme était passée en version 4.0, déjà, il avait cru que c’était la fin. Ce jour-là, il avait totalement abandonné toute prudence, et sans un sursaut de survie élémentaire, il ne serait même plus de ce monde aujourd’hui. Ou pas dans cet état-là. C’est certain, il aurait au moins été déchu de tous ses droits de citoyen bêta et auraient pu dire adieu immédiatement à tous les avantages que lui offrait sa position privilégiée aux Archives Centrales.
Ce jour-là, le jour de l’update 4.0, il s’était tout bêtement assoupi au travail, la tête entre deux cartons d’un nouvel arrivage plus assommant qu’à l’ordinaire encore, et il avait failli manquer toute la cérémonie. Il ne se souvenait même plus des énormes bobards qu’il avait du proférer pour sortir des griffes des trois inspecteurs Norton qui étaient venu l’intercepter au milieu d’une rue déserte alors qu’il cavalait comme un dératé pour rejoindre le cortège, mais ça avait été la peur de sa vie. Il se demandait même encore comment il pouvait être encore là, prostré sur une chaise, à simuler une affection dont il n’éprouvait pas la moindre trace. C’était un miracle, un miracle divin, se dit-il avec un petit sourire en coulant un oeil par le velux en direction du vide intersidéral qui planait au-dessus de sa tête. Si seulement il y avait quelqu’un là-haut, tout ça ne serait pas arrivé, ni la Grande Révélation, ni l’arrivée subite des Réformateurs AO et l’avènement tout aussi soudain de la Pomme. Il ne pouvait pas croire qu’un Dieu quelconque, quel que soit son nom et son sexe, ait pu laisser tomber le monde dans un tel état de perfection absolue. S’il y avait là-haut un truc, une présence, une entité de quelque forme que ce soit, elle se serait fatalement interposée d’une manière ou d’une autre et n’aurait pas permis que sa plus grande création bascule aussi facilement dans l’obscurantisme. A moins, justement, que ce soit pas là sa plus grande réussite, loin de là, et que son créateur se soit lassé des conneries de l’être humain au point de l’abandonner à son triste sort pour aller s’occuper plutôt des planètes qui en valaient le coup. Ou pire encore, peut-être était-il mort, tout simplement, à supposer qu’il puisse disparaître ainsi sans laisser d’autres traces de son passage que quelques monuments oubliés et une vingtaine de bouquins poussiéreux mentionnant son existence, oubliés au fond des Archives Centrales de la Pomme. Surpris par la logique imperturbable de sa propre réflexion, Marc Intoche secoua la tête. Ca devait être ça, ça ne pouvait pas être autre chose : Dieu était mort. Il se demanda s’il avait eu le droit à un enterrement aussi chiant que celui qu’il était en train de vivre lui-même, mais chassa rapidement cette idée stupide de son esprit avant que ne se peigne malgré lui sur son visage un sourire du plus mauvais effet. Il fallait qu’il continue à se contenir, à paraître aussi affligé que le demandait la situation. il ne pouvait définitivement pas se permettre une nouvelle incartade, son capital confiance auprès de la Pomme était déjà suffisamment entamé comme ça, et il ne savait que trop bien qu’elle serait sans pitié s’il lui donnait l’occasion de déchaîner sa colère. Il avait encore en mémoire les atrocités qu’avaient subi ses derniers opposants, lorsque la Fratrie de la Pomme et ses courtisans avaient pris le pouvoir une vingtaine d’année auparavant, et ça ne le mettait pas spécialement en joie. Il n’était alors qu’un gamin âgé d’un siècle à peine, et les images qu’il gardait malgré lui de l’arrivée des Réformateurs AO l’avait marqué à vif pour le restant de son existence. Ca avait été le début d’une période trouble, agitée de nombreux soubresauts, et qui n’avait pris fin qu’avec la disparition des derniers défenseurs de l’Ordre de la Fenêtre, pourchassés dans les moindres recoins du monde connu, torturés dans les caves secrètes de l’Institut Norton jusqu’à expier leurs pêchés, quitte à y perdre la vie à défaut de vouloir y laisser leur honneur.
(à suivre)
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