Après avoir délicatement parcourus les quelques centimètres de peau mal rasée qui jouxtaient sa pommette rougie par l’effort, l’énorme goutte de sueur hésita un instant au coin de son menton tremblotant et vint s’écraser maladroitement sur le bout de sa chaussure droite au moment même où Philippe Maurice posait le pied sur la passerelle d’accès de l’aéroport Christophe Colomb de La Havane.
D’un geste fébrile, il sortit à grande peine de la poche intérieure de son veston un mouchoir constellé de tâches de sang noirâtres, et s’épongea le front en tentant de prendre l’air dégagé de celui qui souffrait uniquement de la chaleur étouffante dont il venait de s’extirper pour plonger avec délectation dans l’ambiance climatisée du grand aéroport central. Il frissonna. A vrai dire, il n’avait jamais supporté l’air conditionné, mais il supportait encore moins les rayons ardents du soleil qu’il avait dû subir sans broncher ces deux dernières semaines passés à errer entre les baraquements insalubres de la vieille ville, à la poursuite de ses derniers rêves. Et voilà que maintenant, c’est lui qui était poursuivi. Il ne pouvait en avoir la certitude, mais c’était comme s’il sentait des dizaines de paires d’yeux braqués sur lui en permanence depuis qu’il était arrivé ici. Il prit une profonde inspiration pour ne pas céder à la crise de paranoïa aiguë qu’il sentait s’immiscer en lui à une allure folle. Il en arrivait même à soupçonner le moindre poupon dans son landau d’être un espion à la solde des divisions Norton, camouflant malhabilement toute sa félonie et sa duplicité naturelle sous les traits sordides d’un nourrisson inoffensif bavant sa prétendue innocence à la gueule du monde crédule qui l’entourait. Trois fois déjà, depuis qu’il était rentré tout suintant dans cet aéroport, trois fois déjà il s’était retourné brusquement en sentant sur sa nuque le souffle chaud de la mort qui rôdait, le bras levé devant ses yeux écarquillés de terreur pour se protéger en vain d’un coup de matraque qui n’était jamais venu. Trois fois, il s’était retrouvé nez à nez avec un autre de ces zombies bien habillé et rasé de près, comme on en croisait tout une foule dans toutes les aérogares anonymes de l’univers, traînant tout en souplesse la vacuité de leur existence en promenant distraitement sur le monde extérieur cet étrange regard qui semblait s’être vidé de toute émotion. Philippe Maurice en était souvent arrivé à se demander si la Grande Transformation de 2012 ne s’était pas accompagnée, à l’insu de tous, d’une espèce de grande purge des cerveaux, doublée d’une lobotomisation quasi complète du reste de la population. Que leur était-il arrivé, à tous ces gens qu’il avait connu heureux, souriants et rebelles à toute autorité, pour qu’ils se transforment ainsi soudainement en citoyens modèles, dociles, proprets, et emprunts d’une telle tristesse de vivre ?
à suivre...
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