Prétendre, simuler, encore et encore. Pour ça non plus, il n’avait pas été programmé, mais c’était rapidement devenu comme une seconde nature pour lui. Comment aurait-il pu faire autrement, de toute façon ?
S’il n’avait jamais laissé échapper ne serait-ce qu’une bribe de ce qu’il ressentait vraiment, les limiers de l’Institut Norton n’auraient pas tardé à intervenir pour le retirer du circuit. Pire encore, s’il s’étaient alors rendu compte qu’il planquait chez lui un ouvrage ancien subtilisé habilement dans la réserve des Archives Centrales, ils auraient sans doute été plus expéditifs encore et c’est lui qui se retrouverait aujourd’hui exposé à la vue de tous dans une petite boîte de métal. Peut-être que c’était ça qu’il recherchait après tout, en prenant de tels risques. Il avait beau détester les enterrements, c’était peut-être aussi parce qu’il n’avait pas encore eu l’occasion d’assister au sien. Est-ce qu’il en vaudrait la peine ? Sans doute, tant qu’il n’avait plu à supporter ses congénères et leurs lamentations hypocrites. Marc Chronos soupira et regarda autour de lui. La plupart des invités étaient désormais réunis au centre de la pièce, formant un cercle en apparence soudé d’où s’élevait une longue plainte monocorde, un son modulé à l’infini sur un rythme binaire plutôt angoissant, à vrai dire. Il se leva enfin de sa chaise, s’ébroua quelques instants, et traversa la pièce en prenant un air aussi effondré que possible, faisant mine de tituber à chaque pas. Les regards compatissants qui accompagnèrent son déplacement jusqu’au cercueil en polymatière suffirent à son bonheur. Est-ce qu’un seul d’entre eux pouvait soupçonner que derrière sa tristesse apparente se cachaient une profonde indifférence et un dégoût certain pour tout ce qui l’entourait ? Prudemment, il adressa à gauche et à droite quelques petits signes de tête et des remerciements discrets, bien qu’il n’ait pas grand chose à faire de leurs condoléances. Bien sûr, la mort soudaine de son compagnon l’avait un peu attristé, mais il n’avait pas vraiment la même conception que ceux qui l’entouraient, qu’il ne percevait pas la joie et la tristesse de la même façon qu’eux, comme s’il était imperméable à la plupart des sentiments qui semblaient naturellement guider leurs existences. Parfois, il en arrivait à se demander s’il n’était pas un monstre. Après tout, cela pouvait s’expliquer aisément, ils n’étaient pas non plus de la même génération que lui. Malgré la disparité flagrante de leurs âges apparents, une très grande partie d’eux étaient bien plus jeunes que lui et n’avaient certainement pas vécu la Réforme AO comme lui était passé au travers avec pertes et fracas. Ils n’étaient pas du même moule, n’étaient pas fait pareil, n’avaient certainement pas le même passif, et, malgré tous ses efforts pour s’intégrer, Marc Intoche se sentait désespérément différent lorsqu’il se trouvait en leur compagnie, lorsqu’il était obligé de se trouver en leur compagnie. Il posa sa main sur le rebord de la boîte métallique et la retira aussitôt. Elle était glaciale. Il ferma les yeux, tentant de suivre les préceptes de la Pomme dans ce cas de figure. Son esprit parcourut ses connexions neuronales à plus de 15800 kilobits par seconde pour y déterrer les fichiers correspondants. Procédure 27 bis, décès accidentel d’un proche, humanoïde ou associé : se souvenir uniquement des belles choses. Un léger sourire flotta sur les lèvres de Marc Intoche : c’était donc aussi simple que ça. Il fallait bien avouer que les 12457 règles de survie élémentaires établies par la Pomme le jour même de son arrivée au pouvoir s’avéraient souvent d’une redoutable efficacité, pour peu que l’on sache les manier avec une certaine intelligence et beaucoup de précautions.
(à suivre...)
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