Son sourire se figea soudainement, au fur et à mesure qu’il se rendait compte qu’il était bien incapable de se souvenir de quelque chose de réellement beau à propos de sa relation avec Martin. Ils vivaient ensemble, voilà tout, avec leurs petites habitudes, et ne se détestaient pas.
Non qu’ils aient eu ensemble une existence triste et dénuée de tout bonheur partagé, mais c’était comme si tout les instants heureux dont il pouvait se souvenir s’estompaient très rapidement devant la masse de reproches qu’il avait à lui faire, qu’il aurait à lui faire si seulement il était encore de ce monde. Si seulement ce con ne s’était cru assez évolué pour accepter sans aucune hésitation toutes les missions que lui avait confié la Pomme, s’il ne s’était pas aventuré bêtement dans les tréfonds de la galaxie à la recherche d’une quelconque forme de vie disparue depuis la nuit des temps, s’il ne s’était pas senti si invincible au point d’en oublier toutes les règles de prudence élémentaire que l’on inculquait dès le début à tous les sujets de la Pomme, peut-être serait-il à sa place ce soir, larmoyant, ne pouvant retenir ses sanglots devant le spectacle du corps de Marc Intoche recroquevillé dans une boîte en métal glaciale et bien trop petite pour lui. Mais ce n’était pas le cas. Peut-être était-ce sa faute, peut-être qu’il aurait du le détromper plus souvent et plus violemment sur ses capacités à rester vivant. Mais une chose était certaine, il n’arrivait pas plus à culpabiliser qu’à être attristé par la disparition de celui qui avait partagé sa morne existence ces vingt dernières années. Tant pis. Tant pis pour lui, tant pis pour eux. C’était peut-être du fatalisme, ces deux mots qui tombaient aussi abruptement qu’une hache sur le coup du condamné, mais c’était aussi la triste vérité, d’une logique implacable, d’un cynisme parfaitement maîtrisé et totalement incontrôlable. Tant pis. Il soupira de nouveau et dut faire un effort surhumain pour empêcher son regard de partir une nouvelle fois dans le vague à la recherche de réponses inutiles à des questions qui ne se posaient même pas. Tant pis. Et tant pis pour lui, s’il ne pouvait s’empêcher d’être aussi peu troublé devant ce spectacle funeste qu’un de ces stupides automates pleins de bugs que la Pomme avait réussi à mettre enfin à la retraite en reprenant les commandes du monde. Il se sentait ainsi, froid, raisonné, programmé pour agir sans trop réfléchir, et réfléchir uniquement lorsque cela était nécessaire, selon des concepts pré-établis, ne laissant échapper de sa lourde carcasse que les sentiments que l’on lui avait appris à avoir. Tant pis. Quelqu’un avait du merder dans son éducation, à un moment, il ne voyait pas d’autre explication... une simple erreur dans la chaîne de causalité, et tout avait déraillé. Il n’était pas comme les autres, il le voyait bien, et il ne pourrait plus prétendre très longtemps. Distraitement, il caressa le visage enfin apaisé de son compagnon, ses doigts glissèrent lentement le long de son front lisse, s’arrêtèrent quelques instants sur la plaque métallique incrustée dans sa nuque parfaite, effleurant les chiffres en relief de son numéro de matricule avant de replonger quelques secondes plus tard en direction de son torse presque intacte, à l’exception notable d’un trou d’une quinzaine de centimètres de diamètre, parfaitement découpé, qui laissait délicatement entrevoir l’amas de fils dont la section irréprochable, sans doute provoquée par une arme thermique anti-blindage, avait entraîné sans nul doute l’arrêt immédiat des fonctions vitales du numéro X456. Marc Intoche se détourna brutalement de la dépouille inerte, moins parce qu’il ne pouvait pas supporter sa vue que parce qu’il ne pouvait supporter d’éprouver aussi peu d’émotions à son contact. A vrai dire, c’était même plus qu’il ne pourrait jamais en supporter. Il avait déjà vécu trop de temps dans le mensonge et le déni de qui il était vraiment. D’un geste raide de la tête, il s’excusa auprès de ses invités, traversa lentement la pièce bondée en frôlant à peine tout ceux qui se trouvaient sur son passage, et rentra dans le petit réduit qui lui servait de chambre en refermant soigneusement la porte derrière lui. Il prit une profonde inspiration, se demanda s’il devait même hésiter, et chassa rapidement cette idée de sa tête. Bien sûr que non, sa décision était prise. Depuis longtemps, en fait, et tout les calculs de probabilités du monde n’y changerait rien. Il observa quelques instants son image dans le miroir qui lui faisait face, ce visage dur et sans émotions que lui avait façonné son père en pensant sans doute bien faire. Quel gâchis. Puis, doucement, millimètre par millimètre, Marc Intoche porte la main à sa nuque, dévissa soigneusement la petite plaque métallique qui l’ornait et, avec un petit sourire ironique à l’encontre de son reflet qui l’observait attentivement dans la glace, pressa le bouton Reset en forme de pomme camouflé au creux de son cuir chevelu. Les yeux de l’humanoïde expérimental de 3e génération F672 se brouillèrent subitement, et sa dernière pensée fut qu’il avait décidément fait le bon choix. Ce n’était pas humain d’être aussi peu sensible à sa propre mort.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire