Même en rassemblant toutes ses forces, Vladimir Yachine était bien incapable de se souvenir depuis combien de temps il se trouvait là, agenouillé dans l’herbe mouillée, le nez dans le gazon, le souffle court. Ca lui semblait une éternité, alors qu’il ne s’était écoulé sans doute que quelques secondes depuis le choc. Il aurait tant aimé que cela ne cesse jamais, et pourtant, il savait aussi qu’il lui faudrait bientôt se relever et repartir au combat, sans rechigner, comme un bon petit soldat qu’il était, fidèle à sa patrie et digne de la confiance de ses compagnons de galère.
Ils devaient pouvoir compter sur lui, comme lui pouvait compter sur eux à chaque instant pour lui sauver la mise s’il se retrouvait subitement en difficulté. Acculés comme ils l’étaient depuis maintenant une bonne heure, voilà qui risquaient d’arriver assez souvent dans les prochaines minutes, et Vladimir savait que ce n’était pas le moment de jouer les poltrons s’il voulait que ses collègues continuent à couvrir ses arrières. Les autres étaient partout, s’infiltraient entre leurs lignes avec une régularité déconcertante, plaçaient ça et là quelques mines meurtrières et se repliaient aussitôt pour mieux revenir de l’autre côté et les prendre à revers. Ils étaient totalement encerclés, pilonnés de toute part, totalement repliés sous le feu croisé de l’ennemi qui, pas à pas, resserrait son étreinte mortelle. Vladimir ne voyait pas vraiment comment ils pouvaient se sortir de ce piège infernal. Toute retraite était impossible, ils avaient déjà perdu trois hommes dans la bataille et ces sauvages Teutons qui déboulaient sur eux de toute part n’étaient pas exactement réputés pour leur clémence. Une goutte de sang perla de son front et tomba sur l’herbe où elle décrivit une jolie arabesque en forme de point d’interrogation, et Vladimir se rendit compte qu’il avait été touché. Il hésita une seconde a appeler les secours mais se ravisa aussitôt de peur d’attirer l’attention sur lui... tant qu’il restait planqué du mieux qu’il pouvait, il ne risquait pas grand chose de plus. Et puis les infirmiers avaient sans doute mieux à faire pour le moment. De là où il était, en mettant ses mains en parasoleil au-dessus de ses yeux, Vladimir Yachine pouvait les voir distinctement s’affairer en hurlant autour de son capitaine, dont la jambe brisée net décrivait un angle presque comique avec le reste de son corps affalé dans l’herbe. Il grimaça de douleur. S’il voulait éviter de connaître le même sort, il avait intérêt à être d’une extrême prudence et à surveiller ses arrières sans trop s’occuper des autres. Ils étaient bien gentils, avec leurs histoires de solidarité et de franche camaraderie, mais pour le coup, dans ce genre de situation, Vladimir croyait beaucoup moins aux vertus du collectif qu’à celles du sauve-qui-peut. Chacun pour sa gueule, et vive la Grande Russie. Mû par un instinct de survie élémentaire, le soldat Yachine se remit sur pied d’un bond et épousseta soigneusement sa belle tunique noire. Des cris sur sa gauche le firent sursauter, et il se retourna d’un bond.
(à suivre...)
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