Irina Menkova n’eut pas la patience d’attendre que le morceau de sucre ait entièrement fondu pour porter à sa bouche le breuvage brûlant. Elle se força à ne pas l’avaler d’un seul trait, reposa doucement la tasse de porcelaine au centre la petite assiette finement décorée, et essuya lentement ses lèvres avec la serviette rose bonbon qu’elle tenait légèrement crispée dans sa main droite.
Cela faisait une éternité qu’elle n’avait pas bu un vrai café dans un vrai restaurant où les gens vous traitaient comme une vraie princesse. La mer qui étendait paresseusement ses flots face à elle semblait elle aussi des plus réelles, bien qu’Irina ait encore du mal à se départir de ce petit pincement au coeur qui l’avait saisi en s’asseyant, cette douloureuse sensation de ne pas vraiment être là, face à cet océan de carte postale qui semblait s’être figé dans un panorama idyllique au moment où elle avait posé les yeux dessus. Elle avait tellement pris l’habitude de faire abstraction de son environnement avec son travail qu’elle avait bien du mal à ne pas se mettre en position de veille, à cet instant qu’elle souhaitait pourtant de tout coeur vivre pleinement. Cela faisait tellement longtemps qu’elle n’avait pas vu la mer qu’elle en arrivait à douter que tout cela ne soit pas un rêve, les bruits de conversations étouffés qui lui parvenaient de très loin, les couleurs pastels du paysage qui s’entremêlaient en un joyeux kaléidoscope éthéré au milieu duquel elle flottait doucement, tel un dirigeable paresseux se déplaçant au gré du vent. Elle replia soigneusement le petit carré de tissu fin et le posa à côté de la tasse encore fumante, lissant distraitement le bord de la nappe du bout de ses doigts fins, abîmées par le vernis à ongles et les dures années de labeur. Des souvenirs embrumés remontaient en elle par intermittence, s’excusant presque de s’inviter ainsi dans son esprit sans prévenir. Tout cela lui semblait si loin. Elle savait bien que c’était elle, cette petite fille à l’air déjà grave qui batifolait dans vingt centimètres d’eau, l’air circonspect, vêtue de cette robe à fleurs qu’elle aimait tant porter lorsque ses parents l’emmenaient voir sa tante au bord de la Mer Noire. Elle eut un sourire léger qui s’effaça presque aussitôt. C’était avant. C’était ailleurs.
(à suivre...)
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