dimanche 25 octobre 2009

La véritable histoire vraie d’Otis Marchepied (2)

... il ne se souvenait même plus des paroles en entier, voilà que la mémoire commençait à lui faire défaut, et en même temps, peu lui importait, ce gars devait sans doute faire partie de la charrette d’artistes et d’intellectuels de l’Ancienne Epoque qui avaient été purement et simplement éliminés du quotidien quelques temps après la Grande Transition), grinçant à peine des dents de temps en temps sans jamais avoir un mot plus haut que l’autre envers les dirigeants de cette extraordinaire machine qui lui avait fait immédiatement confiance et lui avait donné d’intenses responsabilités, alors pourtant qu’il n’avait pas vraiment d’expérience dans ce domaine où il excellait désormais au point qu’on l’avait décoré récemment pour récompenser son dévouement et sa rectitude, la propreté et l’exactitude de son travail, sans compter bien sûr sa bonne humeur légendaire qui rendait à chacun le travail tellement plus agréable alors qu’il les déchargeait en sifflotant du poids écrasant de leur labeur quotidienne, dont il endossait une grande partie avec d’autant plus de plaisir qu’il n’était pas sans savoir que la vie de bureau serait bien moins facile pour eux s’il n’était pas là pour monter et descendre sans arrêts ces dix-huit étages dont il lui semblait connaître par coeur chaque recoin, humant avec délectation l’odeur douce-amère du café que préparait les secrétaires au 17e, reniflant le parfum discret de la responsable des expéditions au 14e et le musc grossier des commerciaux du 10e, écoutant le silence pesant qui régnait chez les comptables du 5e, décelant au faible crépitement des machines et au bruit sourd des moteurs qu’il n’était plus loin des zones de test et de productions du sous-sol, là où s’exprimait tout le véritable génie créatif de la compagnie et son endroit préféré à la fois, un lieu plein de magie à ses yeux, où il aurait aimé pouvoir flâner un peu plus à l’occasion s’il n’était pas sans cesse rappelé dans les étages supérieurs pour une course plus urgente, même s’il ne voyait pas très bien ce qu’il pouvait y avoir de plus important que de voir se matérialiser en direct la folie destructrice des Hommes, toujours plus prompts à se dépasser lorsqu’il s’agissait d’inventer de nouvelles matières d’anéantir son prochain... c’était fascinant, ça le fascinait, peut-être justement parce qu’il se sentait lui-même incapable d’éprouver de tels sentiments, ni d’ailleurs être véritablement touché par le sort des victimes, pour qui il aurait pu éventuellement ressentir un brin de compassion mais n’arriverait jamais vraiment à éprouver de la pitié, ne serait-ce que parce que c’était justement ce genre de sentiments qui le dégouttait totalement, il ne comprenait pas comment l’on pouvait s’embarrasser de toutes ces émotions et de toutes ces sensations désagréables qui picotaient le nez des gens et empoisonnaient leur existence, à se rouler par terre ou à mettre des coups de poing dans les murs parce que Josiane de la communication couchait visiblement depuis plusieurs semaines avec le chef de la sécurité, qui n’avait d’ailleurs été promu à ce poste que parce qu’il était le cousin par alliance du sous-directeur financier, qui lui même avait détourné plusieurs millions avec la bénédiction de son supérieur direct qui aurait empoché une belle commission au passage, mais ça, rien ne le prouvait, ils étaient bien peu nombreux ceux qui pouvaient se targuer d’être absolument sûr de ce qu’ils avançaient à ce sujet, et il n’y avait guère qu’Otis qui soit véritablement au courant d’absolument tout ce qui se passait au sein de la compagnie, des petits secrets et des énormes trahisons, des désaccords et des alliances qui ne cessaient de se nouer juste devant ses yeux sans que l’on ne cherche vraiment à les lui dissimuler, comme s’il était totalement transparents aux yeux de tous, comme s’il n’avait pas assez d’importance pour les mettre en danger en révélant toutes les conversations à mi-voix qu’il surprenait sans le vouloir, comme s’il ne méritait pas mieux que le dédain habituel avec lequel le traitaient tous ces cloportes malsains dont il ne supportait décidément plus le babillage incessant ni les petits travers et autres manies dégoûtantes dont il était chaque jour le témoin involontaire et impuissant, les laissant malgré lui se curer le nez à quelques centimètres de son visage ou plonger sans gène la main dans leur pantalon en sa présence, totalement insensible au dégoût qu’ils lui inspiraient de plus en plus et aux efforts de plus en plus conséquents qu’il devait faire pour ne pas se laisser aller à tuer une poignée d’humanoïdes en les projetant dans le vide depuis une hauteur suffisante pour qu’il ne reste d’eux qu’une bouillie d’os et d’intestins répandus sur le sol de la cage d’ascenseur.

Les portes se refermèrent avec une petite sonnerie au timbre écoeurant. Alors que son câble se raidissait au-dessus de sa tête et que sa lourde carcasse d’acier entama sa remontée dans les airs, Otis Marchepied laissa échapper un long soupir. Un jour, ils les tuerait tous. Parole d’ascenseur.

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