dimanche 27 septembre 2009

Dictionnaire impromptu : Jean-Baptiste Poquelin

Fils d'un riche marchand tapissier, Jean-Baptiste Poquelin nait le 15 janvier 1622 dans les faubourgs de Paris, et découvre très tôt sa véritable vocation : à l'âge de 4 ans, il tente une expérience avec une allumette et un tas de moquettes usagées entreposées au fond du jardin familial, et fait entièrement cramer le petit appenti en bois : c'est décidé, toute sa vie, il fera brûler les planches et monte coup sur coup deux pièces assez méconnues, "JB va au popo" en 1627 et "JB contre Oui-Oui" en 1629.

Le premier acte de la vie de Jean-Baptiste Poquelin n'est pas de tout repos : après la mort de sa mère dans la première scène, alors qu'il n'a que 10 ans, il est envoyé dans un collège jésuite pour petits bourges (plus connu aujourd'hui sous le nom de Lycée Louis-Le-Grand) et en gardera une aversion profonde pour le pédantisme des nouveaux riches. En 1640, alors qu'il s'apprête à reprendre la carrière de tapissier de son père, il rencontre la fameuse Madeleine Béjart, petite potiches aux airs angéliques et fille de comédiens. Il décide qu'elle ne fera pas tapisserie dans sa vie, l'épouse en 1643 et monte sa première troupe dans la foulée, tandis que son père lui coupe les vivres, ce qui est toujours moins pire que les testicules.

Le deuxième acte de la vie de Jean-Baptiste Poquelin, qui prend le nom de Molière à la suite d'une adorable déformation du petit surnom que lui donne régulièrement sa femme en public, demi-molle, n'est pas courronné de succès : ses premières pièces sont un désastre, la troupe fait faillite et il est emprisonné au Châtelet. Heureusement, dans la dernière scène, Molière rencontre coup sur coup le Prince de Conti et le frère de Louis XIV, qui le fait venir à la Cour pour y jouer les Précieuses Ridicules en 1658, énorme succès au box-office.

Ensuite, Molière déroule, L'Ecole des Femmes, Tartuffe (interdit pendant 5 ans sous la pression de l'Eglise) ou Le Misanthrope, tout en trouvant le temps d'épouser en 1662 la jeune Armande Béjart, de vingt ans sa cadette, et de tomber malade dans la foulée.

Avant de mourir dans son lit en 1673 d'une congestion pulmonaire entre deux représentations du Malade Imaginaire, Molière aura encore eu le courage d'écrire les pièces maitresses que sont Les Fourberies de Scapin, Les Femmes savantes, Le Bourgeois gentilhomme, Le Gendarme et les Extraterrestres, et bien sûr L'Avare, sombre histoire de riche marchand terrifié par la crainte de perdre les dix mille écus d'or enfermés dans son coffre et dont l'histoire se rappellera surtout la prestation héroïque d'Yves Montand, obligé de se coltiner les conneries hystériques de Louis De Funès pendant près de deux heures. "Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger", nous dit Valère dans l'Acte III. "Pas de bras, pas de chocolat", lui répond Chantal Lauby 300 ans plus tard, et la boucle est bouclée.

La véritable histoire vraie d’Irina Menkova

Irina Menkova n’eut pas la patience d’attendre que le morceau de sucre ait entièrement fondu pour porter à sa bouche le breuvage brûlant. Elle se força à ne pas l’avaler d’un seul trait, reposa doucement la tasse de porcelaine au centre la petite assiette finement décorée, et essuya lentement ses lèvres avec la serviette rose bonbon qu’elle tenait légèrement crispée dans sa main droite.

Cela faisait une éternité qu’elle n’avait pas bu un vrai café dans un vrai restaurant où les gens vous traitaient comme une vraie princesse. La mer qui étendait paresseusement ses flots face à elle semblait elle aussi des plus réelles, bien qu’Irina ait encore du mal à se départir de ce petit pincement au coeur qui l’avait saisi en s’asseyant, cette douloureuse sensation de ne pas vraiment être là, face à cet océan de carte postale qui semblait s’être figé dans un panorama idyllique au moment où elle avait posé les yeux dessus. Elle avait tellement pris l’habitude de faire abstraction de son environnement avec son travail qu’elle avait bien du mal à ne pas se mettre en position de veille, à cet instant qu’elle souhaitait pourtant de tout coeur vivre pleinement. Cela faisait tellement longtemps qu’elle n’avait pas vu la mer qu’elle en arrivait à douter que tout cela ne soit pas un rêve, les bruits de conversations étouffés qui lui parvenaient de très loin, les couleurs pastels du paysage qui s’entremêlaient en un joyeux kaléidoscope éthéré au milieu duquel elle flottait doucement, tel un dirigeable paresseux se déplaçant au gré du vent. Elle replia soigneusement le petit carré de tissu fin et le posa à côté de la tasse encore fumante, lissant distraitement le bord de la nappe du bout de ses doigts fins, abîmées par le vernis à ongles et les dures années de labeur. Des souvenirs embrumés remontaient en elle par intermittence, s’excusant presque de s’inviter ainsi dans son esprit sans prévenir. Tout cela lui semblait si loin. Elle savait bien que c’était elle, cette petite fille à l’air déjà grave qui batifolait dans vingt centimètres d’eau, l’air circonspect, vêtue de cette robe à fleurs qu’elle aimait tant porter lorsque ses parents l’emmenaient voir sa tante au bord de la Mer Noire. Elle eut un sourire léger qui s’effaça presque aussitôt. C’était avant. C’était ailleurs.

(à suivre...)

dimanche 20 septembre 2009

Définition impromptue : la Belgique

Mesdemoiselles, messieurs, français, françaises, cher public adoré, bande d’enfoirés... laissez moi aujourd’hui vous conter la fabuleuse histoire d’un pays trop souvent oublié des grands débats géopolitiques dont se tartinent mollement nos mandats cumulés qui cumulent allégrement en baillant plus que de raison sur les bancs moelleux des hémicycles internationaux, où l’on s’emmerde autant qu’à l’Assemblée Nationale mais en plusieurs langues. Laissez moi vous parler de cette contrée fleurie aux milles merveilles aussi soigneusement enfouies que la logique dans le programme du Parti Socialiste, laissez moi vous parler de la Belgique.

La Belgique est un petit pays d’Europe sauvagement coincé entre le Luxembourg et la Mer du Nord, que l’on voit danser le long des golfes clairs où la Belge trépigne en attendant sans trop y croire le retour du fier marin belge, disparu il y a fort longtemps en mission lorsque le commandant du sous-marin La Bonne Blague a donné l’ordre à ses hommes d’aérer un peu leur chambrée. Une fois. Voilà un bon exemple de blague belge, et si je conviens qu’il est bien facile de railler les belges à la moindre occasion, il a pourtant été scientifiquement prouvé que le Belge moyen n’est pas foncièrement plus con qu’une moule marinière ou qu’un Allemand. De là à préférer l’humour belge à l’humour nazi, il n’y a qu’un pas que sauteront allégrement les quelques personnes que la simple évocation d’un four crématoire ne suffit pas à faire rire aux larmes. Mais plutôt que de nous moquer, apprenons donc à connaître nos voisins belges.


Monarchie constitutionnelle de 10 millions d'habitants se prélassant sur 320 km de territoire, la Belgique regorge de petites cités charmantes où il fait bon vivre, remplies de petits cafés où l'on boit la bière dans de grandes chopes et où le mot "demi" n'existe pas. Les villes de Wallonie les plus connues sont Charleroi, où le wallon boit, et Bruxelles, où le Manneken Pis. Sans oublier bien sûr Liège, qu'il vaut mieux éviter en voiture à cause des bouchons, et du côté du pays flamand Brugges, Gand, Anvers, et Contre Tout.

Car vous n’êtes pas sans savoir, nonobstant votre ignorance crasse et votre aptitude toute particulière à être totalement imperméable à toute forme d’intelligence, que la Belgique est un petit pays viscéralement partagé en deux, le pays flamand à gauche, le pays wallon à droite, l'escaut au milieu, rien à voir avec la pétasse zoophile à képi dont se délectent les audiences de TF1. Deux pays, deux ambiances, deux femmes : les Flamandes, qui voient la vie en rose et ressemblent à des hollandaises, et les Wallones, qui voient la vie en gris et ressemblent à des mineurs de fond lensois avec un poil plus de moustache.

En effet, alors que le Belge le plus connu est sans doute Hercule Poirot, sorte de détective drosophile dont les larges moustaches servaient de ramasse-miette chez Mme Christie, la Belge la plus connue est sans doute Madame Patate, grâce à qui les belges du monde entier ont la frite. Il ne faudrait pas non plus oublier que la Belgique est le pays de la BD, de Franquin (Gaston Lagaffe) à Peyo (Les Schtroumpfs) en passant par Hergé (Tintin), Morris (Lucky Luke) et Philippe (mon beau-frère qui débute dans le métier mais dont le personnage absolument tordant de chauve-souris chevelue - et gay - s'avèrera sans doute promis bientôt à un bel avenir). La Belgique s'est également évertuée à fournir une tripottée d'actrices et de chanteuses sans lesquelles le silence n'aurait plus la même valeur, de Marie Gillain à Natacha Régnier en passant par Lara Fabian, Annie Cordy, Axelle Red et bien sûr Lio, qui complète de fort belle façon cette liste non exhaustive des plus grandes calamités qui se sont abattues sur le plat pays au fil du temps et expliquent en grande partie le taux d'alcoolisme fatalement élevé de ses habitants.

Si l'on excepte Eddy Merckx (qui de toute façon a beaucoup trop de consonnes dans son nom) et Justine Hénin (qui de toute façon a beaucoup trop de polichinelles dans le tiroir), on connait très peu de sportifs belge, en revanche, peut-être parce que leur pays a toujours souffert d'un cruel manque de réalisme dans les grandes compétitions internationales. Tout une partie du pays s'est même totalement désintéressé des sports traditionnels au profit d'une discipline typiquement flamande, le footwall, qui consiste à courir comme un con et à taper très fort dans un wallon quand on en croise un. Ah, l'humour belge.

La véritable histoire vraie de Philippe Maurice (3)

Malgré la chaleur, il était vêtu d’un énorme pardessus noir dont il releva prestement le col sur son visage afin d’échapper aux caméras de surveillance, la main droite crispée sur le petit objet rectangulaire que renfermait sa poche intérieure.

Si l’on venait à le trouver avec ce truc en sa possession, il n’osait même pas imaginer ce qui pourrait bien lui arriver, et il pressa le pas en direction de la salle d’embarcation en prenant bien soin de contourner le PC Sécurité flambant neuf qui s’étalait posément non loin de là. Sa main droite se crispa encore un peu plus sur sa poche alors qu’il s’approchait de l’imposant portique de sécurité qui marquait l’entrée réservée aux passagers munis d’un billet, et il fouilla fébrilement son autre poche de sa main libre pour en extirper le précieux sésame.Ce n’était pas facile avec les épais gants en cuir qu’il s’était offert le jour où il avait quitté précipitamment son Insert douillet sur les conseils avisés d’un des seuls amis qui lui restaient, qui avait entendu parler par un heureux hasard d’une rafle en préparation dans le quartier des Modules d’Habitation où vivait Philippe. Il s’en était fallu de peu, cette fois-ci, et ses gants s’étaient révélés avec le temps un des achats les plus précieux de sa courte existence. Ils avaient rejoint le reste de son attirail de survie (une montre, une boîte d’allumette, une paire de lunettes à faux verre, quelques vêtements fantaisie, des fausses moustaches particulièrement réussies, un désodorisant au menthol, une dizaine d’autres babioles) au fond de l’énorme sac en toile qu’il trimballait sur son dos comme s’il contenait toute son existence, et qu’il s’apprêtait à déposer avec un calme olympien sur le large tapis roulant qui jouxtait le portail de sécurité. Il respira profondément et s’engagea sous l’arche dorée comme s’il s’agissait des portes du Paradis, dont l’existence avait été prouvée scientifiquement par Dofter & Holmes en 2024. La petite lumière jaune cilla quelques instants, parut hésiter sur la marche à suivre, puis décida finalement que tous les éléments n’étaient pas réunis pour qu’elle se mettre à hurler à la mort. Le coeur de Philippe Maurice sauta dans sa poitrine et il fit un effort surhumain pour réprimer les tremblements presque imperceptibles de sa main. Il y était presque. Alléluia. Le tapis métallique s’arrêta sous son nez avec un claquement sonore, et Philippe Maurice récupéra son sac avec tout le calme dont il était capable, comme s’il s’était agi d’un baluchon de vêtement dont il se serait bien passé. À la douanière qui l’observait attentivement derrière sa vitre de plexiglas, il adressa un sourire charmeur, presque désinvolte, et rejoignit sans se presser la file des voyageurs qui patientaient devant la porte d’embarcation. Elle ne l’avait pas reconnu. C’était certain. Il était sain et sauf, encore une fois. Philippe Maurice s’accorda une petite pause et ôta un de ses gants pour éponger son front dégoulinant de sueur, quand une voix suave derrière-lui le fit sursauter à nouveau :
- « Pardonnez-moi, monsieur, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?
- Oui, bien entendu, mademoiselle ».
Il avait répondu sans réfléchir, et le rictus mauvais qui se dessina immédiatement sur le doux visage de la douanière le fit trembler comme une feuille. Elle l’avait bien reconnu, et Philippe Maurice crut tomber dans le 0 que forma sa bouche entrouverte pour appeler du secours. Il voulut se retourner, mais ses jambes ne semblaient plus lui répondre, et le sol se déroba sous ses pieds alors qu’il tentait de forcer le passage au milieu de la foule anonyme qui l’encerclait de toute part, terriblement menaçante. Le paysage commença à tourner à une vitesse folle autour de lui, les visages ahuris des voyageurs circonspects formaient une farandole infernale, il lui semblait que son cerveau allait exploser, et il s’étala de tout son long dans les cordeaux de sécurité. Le visage grimaçant de trois agents Norton armés jusqu’aux dents fut la dernière image qu’il vit avant de s’évanouir, la main crispée sur la poche intérieure de son pardessus. L’étui métallique auquel il s’accrochait désespérément tomba au sol, laissant échapper une dizaine de cigarettes abîmées qui roulèrent sur le sol dans un silence de mort. Cette fois-ci, c’était vraiment la fin.

Le 8 avril 2027, à 10h53 du matin, la condamnation à mort par impulsions magnétiques de Philippe Maurice fut prononcée sans hésitation aucune par un jury d’honnêtes citoyens non-fumeurs, pour possession et usage de produits interdits par la Convention de Tegucigalpa. Agenouillé dans sa cellule, les mains jointes devant son visage, tremblant de tout son corps sous l’effet conjugué de la privation et des pilules de sevrage, Philippe Maurice pleurait à chaudes larmes. Et dire qu’il ne pouvait même pas demander la dernière cigarette du condamné.

dimanche 13 septembre 2009

Définition impromptue : le Kung-Fu

Le kung-fu vient du chinois kung-fu, qui signifie « petit homme jaune s’agitant dans tous les sens en s’égosillant comme un marchand d’oies à la foire des Halles », ce qui nous apprend deux choses : d’une part, la foire des Halles n’a aucun secret pour le petit chinois qui lui préfère pourtant en général les caves obscures et enfumées du Sentier où il s’amuse pendant son temps libre à fabriquer des chemises en coton, lorsqu’il ne se prélasse pas au soleil pour photographier la Tour Eiffel. D’autre part, il suffit lorsque l’on parle couramment chinois de très peu de mots pour dire un maximum de conneries.

Le Petit Larousse ne nous étant d’aucune aide sur la question, nous l’avons envoyé récupérer le Petit Robert à l’entrée du magasin, histoire qu’il soit au moins utile à quelque chose. Nous nous débrouillerons donc par nous même.

Le Kung-Fu est un art de combat inventé par les mandarins, fatigués de se disputer sans cesse avec leurs mandarines. « Avec le kung-fu, plus de pépin » disait d’ailleurs le grand maître Pressorang, avant de mourir dans d’atroces souffrances par une belle soirée pluvieuse de mars, ébouillanté vivant par sa compagne.

Les plus grands maîtres du kung-fu moderne s’appellent tous Chan, comme Mei Chan ou Marie Chan. D’où l’expression bien connue de nos amis polyglottes, « les mandarins ont déserté le chan de bataille ». Je précise d’ailleurs à l’intention des jeunes et des imbéciles que polyglotte n’est pas un mot vulgaire, au contraire de lèche-cul ou de suspect. Le plus connu des maîtres kung-fu est sans doute Jackie Chan, qui passe son temps à faire des films pleins de cascades grotesques pendant que Bruce lit un bouquin. Petite précision: le plus grand maître français de kung-fu s’appelle Khaled, ce qui n’a rien de mandarin, ni de français d’ailleurs, mais enfin bon, passons, si vous le voulez bien, non mais c’est vrai des fois sans blague.

Lorsque l’on commence à vanner les maîtres kung-fu de la sorte, on apprend très vite les principaux mouvements du kung-fu moderne, qui sont comme chacun le sait la manchette retournée, le coup de pied balayette, le coup de boule frontal et la fuite désespérée sans demander son reste.

La véritable histoire vraie de Philippe Maurice (2)

Philippe avait bien une petite idée sur la question, même s’il n’était âgé que d’une dizaine d’années lorsque la Prophétie s’était accomplie, et il avait surtout l’impression d’être passé à côté de quelque chose de fondamental dans sa jeunesse, ou plutôt, d’être né au mauvais endroit et au mauvais moment, anachronisme permanent perdu au milieu d’un monde dont il ne comprenait pas les règles.

Il n’était pourtant pas de nature rétive et, en général, se pliait de bonne grâce aux obligations qui incombaient à tous lorsqu’il s’agissait de faire en sorte que la société se porte au mieux. Même lorsqu’il était tout gosse, il n’avait jamais un mot plus haut que l’autre, respectait ses parents et les adultes qui l’entouraient comme il le devait. Il n’avait jamais fait de crise d’adolescence, à quoi cela aurait-il donc servi ? Sinon à se prouver qu’il était capable de se rebeller sans raison, futilement, alors qu’il avait à disposition tout ce qu’il pouvait espérer... c’était tellement facile de se forger une identité en s’opposant systématiquement à l’autorité, quelle qu’elle soit, qu’il ne se l’était jamais vraiment permis s’il avait toute latitude de faire autrement, et si les contraintes qu’on lui imposait lui semblait juste. Et cela avait été vrai toute une partie de sa vie adulte encore, cela avait vrai jusqu’à Ça. Ça était arrivé on ne sait comment, Ça s’était imposé comme si cela semblait naturel à tout le monde alors que Philippe Maurice écarquillait les yeux en déglutissant à la simple pensée que Ça pouvait exister. Mais Ça existait bel et bien, et la vie de Philippe Maurice en avait été transformée à tout jamais.

Philippe Maurice n’avait jamais eu de problème avec Ça avant. Personne n’avait jamais eu de problèmes avec Ça, d’ailleurs, mis à part quelques progressistes en mal de nouveautés, d’avides technocrates qui dépérissaient lorsqu’ils n’avaient pas de nouvelle loi à se mettre sous la dent, à défendre bec et ongle à grands coups de communication virale et de désinformation massive, et à faire appliquer avec la sévérité qui convenait à leur rang de décideur. Un décideur qui ne décide rien, c’est un non-sens, et c’était toujours ainsi que Philippe Maurice avait conçu l’arrivée de Ça. Et puis, ce n’était pas comme si personne ne l’avait vu venir... longtemps avant Ça, il flottait déjà dans l’air depuis quelques mois comme un lourd parfum d’autoritarisme primaire, conséquence directe des soubresauts révolutionnaires qui agitaient les colonies d’Acarus. Les Cours de Rééducation Fondamentale s’étaient vues renforcés, il était désormais formellement interdit de passer outre le Grand Oral d’Orientation, et les attroupements de plus de trois personnes dans un lieu public pouvaient être interrompus par les agents Norton, en usant de la force si cela était nécessaire. Cette dernière mesure avait particulièrement marqué Philippe Maurice, mais sans doute pas autant qu’il avait été bouleversé par Ça. Avec Ça, on avait passé un cap, sans conteste, on était rentré dans une nouvelle ère, et le pire de tout, c’est que du plus grand des Réformateurs au plus anonyme des citoyens, Ça ne semblait choquer personne autant que lui. Dans un premier temps, il avait bien tenté d’en prendre son parti, allant même jusqu’à pratiquer l’autohypnose pour parvenir à se convaincre que c’était lui qui comprenait tout de travers, que Ça était le progrès et qu’il n’avait aucune raison de s’y opposer, ne serait-ce qu’intellectuellement parlant. La Méthode de Suggestion Compensée n’y avait rien fait, pas plus que toutes les drogues en vente libre dont les Décideurs avaient augmenté simultanément la production. Il avait lentement glissé de la colère à l’incompréhension la plus totale, et de là, avait rejoint sans même sans apercevoir le rang des rebelles, des renégats, des exilés et des fugitifs. Voilà ce qu’il était, un fugitif, traversant à grandes enjambées le hall central bondé d’un énième aéroport pour prendre un énième avion à destination d’une énième région du globe où il espérait encore, sans trop y croire, que Ça n’avait pas encore colonisé.

(à suivre)