dimanche 10 janvier 2010

La véritable histoire vraie de Noe Darwin (3)


Noé Darwin s’encouragea à haute voix, tapa des deux mains sur la table pour se motiver et se dirigea les bras chargés vers la dernière échelle du sous-marin en jetant autour de lui un regard satisfait. Il avait tout de même fait du très bon boulot jusqu’ici, plus que quiconque au monde n’aurait été même capable d’imaginer en avoir l’idée.

Il récupérait l’eau d’une poche souterraine hermétique grâce à un ingénieux système de conduits encastrés dans la roche, et s’était employé des semaines durant à installer un matériel de filtrage très coûteux qui lui permettait de régénérer son propre oxygène en évacuant au passage ce maudit carbone. Tout serait presque parfait si ses connaissances limitées en électronique de pointe ne lui avaient pas permis de réparer les nombreux instruments de mesure disséminés à la surface et qui avaient sans doute été endommagés au moment de l’impact, mais cela lui évitait au moins de se faire du mauvais sang à chaque fois qu’il aurait posé les yeux sur les cadrans désespérément bloqué sur le rouge. Certes, il aurait préféré que cet énorme bloc de pierre ne vienne pas se poser à quelques centimètres de la lentille de son périscope central. Mais il était certain que la vue quotidienne des cadavres et de la désolation générale qui régnait à la surface aurait été de nature à lui couper l’appétit, et c’était bien là encore tout ce qu’il lui restait.

L’accueil triomphal auquel eut droit Noé Darwin en pénétrant dans l’étable qui occupait tout le bas du sous-marin suffit à lui rendre le sourire quelques instants. Il flatta la croupe que lui tendait gentiment Jeannine, complimenta longuement les poules sur la brillance de leurs plumes et enjamba trois porcelets qui ronflaient profondément pour aller déverser la soupe commune dans l’auge centrale. L’endroit avait beau être parfois d’une puanteur exquise, cette douce odeur de promiscuité avait quelque chose d’infiniment rassurant à ses yeux... mais il savait bien que là aussi, il faudrait faire quelque chose sous peu. Même s’il avait bien pris soin de n’emmener avec lui que des espèces animales auxquelles il prêtait une certaine utilité dans l’optique de sa survie et du repeuplement progressif de la planète, l’assemblage hétéroclite des animaux entassés les uns sur les autres dans un joyeux bordel lui arracha un gémissement de compassion et il resta là quelques instants, prostré, repoussant toujours plus l’idée que tout cela devait avoir une fin un jour, d’une manière ou d’une autre. La langue râpeuse de son épagneul breton, un solide mâle de huit ans au pelage brun, finit par l’arracher de sa torpeur. Il lui caressa la tête en retour quelques secondes, se releva d’un bond et quitta presque à regret sa ménagerie pour retourner à l’étage supérieur par l’écoutille branlante, dont il referma derrière lui la lourde porte hermétique pour ne pas entendre le piaillement incessant des bestiaux. Il posa le récipient sur la table, s’assit et posa sa tête entre ses mains, le regard dans le vide. Un des chats qui s’était malicieusement glissé à sa suite par l’étroite échelle de communication vint s’installer en miaulant faiblement entre ses genoux, et Noé Darwin lui caressa distraitement le haut du crâne. Il aimerait être un chat, des fois, et ne pas avoir à se poser tant de questions. Il aimerait être un chat pour ne pas être un humain, ne pas avoir été responsable, tant bien que mal, ne serait-ce que parce qu’il faisait malgré lui partie de cette race maudite, de la plus grande catastrophe qu’ait connu l’humanité. Il aurait aimé être un chat pour ne pas avoir à se demander quelle issue il pourrait bien trouver à tout ça, coincé comme un rat sur un navire en perdition au milieu d’un océan de cadavres enchevêtrés. Vraiment, quelle brillante idée il avait eu là. Parfois, il aurait préféré mourir bêtement dans les premières secondes du chaos, il aurait espéré ne pas avoir été animé par cette espèce d’instinct de survie stupide qui l’avait conduit à se croire capable de tout ça. Et voilà qu’il était le dernier homme vivant sur Terre. Ca lui faisait une belle jambe. Brillant, vraiment brillant. Car aussi brillant qu’il pouvait être, en aussi haute estime qu’il pouvait porter son intellect, il fallait bien qu’il se rende à l’évidence, il avait oublié une des caractéristiques fondamentales de l’évolution de l’espèce humaine : Adam et Eve étaient deux. Et lui était tout seul, comme un con, entouré de sa ménagerie sur laquelle il avait focalisé toute son attention.

(à suivre)

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