dimanche 17 janvier 2010

La véritable histoire vraie de Noe Darwin (4)


En même temps, quelle femme aurait été assez stupide pour accorder un simple regard à un vieux fou dans son genre, et quelle femme l’aurait suivi dans un antique sous-marin soviétique enterré dans un jardin de banlieue pour les protéger d’une éventuelle catastrophe électromagnétique et thermonucléaire dont il avait toujours bien été incapable de prouver ne serait-ce qu’un dixième de la plausibilité ?

Noé Darwin tapa des deux poings sur la table. Il n’avait plus vraiment le choix. Ses réserves s’amenuisaient singulièrement, et il ne pouvait décemment pas attendre béatement la mort après avoir lutté tant d’années. S’il lui restait un espoir, s’il restait un espoir pour l’humanité, il ne pouvait résider que dans l’existence, ailleurs, quelque part dans le monde, de quelque survivante dont il lui faudrait retrouver la trace avant de la convaincre de procréer avec lui, quand bien même il n’était qu’un vieillard rachitique aux muscles noueux. Pour cela, il lui faudrait déjà mettre un pied au dehors, et cette perspective seule le terrifiait bien plus que toutes les femmes du monde, dont il avait pourtant une peur bleue depuis son plus jeune âge. A tâtons, Noé Darwin s’empara de la grossière combinaison de cosmonaute dont il avait passé les dernières années à améliorer sans cesse l’étanchéité et la maniabilité, sans être vraiment convaincu qu’elle lui suffise à affronter l’atmosphère extérieure. A vrai dire, il ne savait pas trop ce qui pouvait l’attendre exactement dehors, sinon un tissu de projections plus ou moins scientifiques à propos desquelles il n’avait cessé de changer d’avis, voguant d’hypothèses facultatives en théories foireuses au gré de ses humeurs du moment, potassant des centaines de livres contradictoires sur la question sans jamais arriver à se décider. Peut-être qu’il se trompait du tout au tout, et que la température extérieure avoisinait plutôt les +93° que les -67°, auquel cas il cramerait sur place en quelques secondes au lieu de lutter péniblement quelques heures contre le froid. Peut-être qu’à la place des crevasses arides et des tremblements de terre à répétition dont il supputait l’existence, les océans avaient envahi la majeure partie des terres connues, auquel cas sa lourde combinaison ne lui servirait qu’à sombrer plus rapidement au fond de l’eau pour y oublier ses rêves de reconstruction de la race humaine. Peut-être qu’il en avait marre des peut-être, et sans doute qu’il était temps d’en avoir le coeur net. Se levant d’un bond, Noé Darwin empoigna la combinaison sur la table et l’enfila avec précaution. Il ouvrit la trappe qui menait à l’étage inférieure, croisa du regard la trentaine de paire d’yeux affolés qui se levaient vers cette lumière soudaine, et comme s’ils pouvaient le comprendre après toutes ces années passées ensemble, leur annonça d’une voix tremblotante qu’il revenait de suite et qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Il prit le joyeux caquètement des poules comme un encouragement suffisant, referma la trappe derrière lui après avoir embrassé du regard ses compagnons d’infortune une dernière fois, et rejoint rapidement l’étage supérieure du sous-marin en exécutant machinalement au passage tous les gestes qu’il avait répété des centaines de fois dans son sommeil. A l’instant où il s’apprêtait à pénétrer dans le sas de sécurité, toute la carcasse de l’engin trembla encore une fois comme si les plaques métalliques allaient s’éventrer d’un instant à l’autre, et Noé Darwin eut un mouvement de recul. Le coeur battant, il prit une profonde respiration, se signa rapidement et referma derrière lui la lourde porte en acier avant d’appuyer d’un geste las sur la commande d’ouverture de l’entrée extérieure. Tout d’abord, Noé Darwin ne vit rien. Rien que du blanc. Ebloui par la lumière violente, il tâta tous les membres de son corps et constata avec soulagement qu’il était encore entier. En vacillant, il fit quelques pas en avant, tentant de s’extraire péniblement de l’amas de ronces qui barraient l’accès du sous-marin. Il n’avait jamais été aussi heureux de devoir faire attention à ne pas se piquer aux épines rugueuses. Si quelque végétation avait pu survivre, tout n’était pas perdu. Prudemment, il se fraya un chemin à travers l’énorme buisson qui entourait totalement la zone de quelques mètres au centre de laquelle disparaissait le cône brillant du sous-marin presque entièrement enfoui. Encore quelques mètres, et il saurait à quoi s’en tenir. Encore quelques centimètres, et il pourrait respirer, ou pleurer à chaudes larmes, il ne savait pas encore. Encore quelques millimètres, et il y était. Il y était. Flageolant sur ses jambes, Noé Darwin porta la main à la visière de son casque et fondit subitement en larmes. C’était encore pire que tout ce qu’il avait pu imaginer.

Malgré ses six ans et demi à peine tassés, Jenny Carlton était une jeune fille plutôt dégourdie et un peu effrontée. Sa maman lui avait défendu de montrer les gens du doigt, mais l’étrange personnage en costume de Buzz l’Eclair qui venait de débarquer au milieu de leur terrain de jeu était tout simplement hilarant, et elle ne pu s’empêcher de s’esclaffer en rameutant tous ses petits camarades avec des grands cris réjouis que ne couvrit qu’à grande peine le vrombissement sonore du métro voisin. C’était un beau jour d’été à Central Park, et rien ne semblait pouvoir troubler la quiétude du moment. Au-dessus des têtes des enfants rieurs qui entamaient une joyeuse farandole autour d’un cosmonaute agenouillé, un antique lampadaire clignota malicieusement. Il donnait des signes de faiblesse certains depuis la grande panne d’électricité de 2011 qui avait plongé tout le pays dans le noir pendant deux jours entiers, mais il lui semblait que c’était aujourd’hui le bon jour pour s’éteindre définitivement.

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