dimanche 3 mai 2009

La véritable histoire vraie de Martin Luther Queen (2)

Le froid se faisait plus intense à chaque fois. Martin Luther Queen remonta encore le col de sa veste et décida de couper par le parc pour achever sa promenade nocturne. Il y faisait encore plus sombre qu’ailleurs, et peu osaient s’aventurer par ici à cette heure-ci, mais Martin ne craignait pas grand chose. Il était trop pauvre pour que l’on puisse songer un instant à lui voler quelque chose qui ait de la valeur, et avec cette capuche qui recouvrait presque entièrement son visage, ne laissant dépasser que ses deux yeux perçants, il apparaissait assez menaçant pour décourager d’éventuels agresseurs.

A l’entrée du parc, un frère de couleur adossé contre un pilier lui adressa un léger signe de la main, trois doigts levés en l’air, la paume de la main tournée vers l’intérieur, puis porta ses doigts à la bouche et poussa deux sifflements brefs qui déchirèrent la nuit. Martin sursauta et lui rendit son salut en maugréant, le W un peu moins franc que celui du guetteur. Il n’avait jamais été très porté sur ces histoires de frères de sang, de confréries raciales et de signes de ralliement. Comme si l’on avait besoin de ça. Certes, ensemble, ils étaient plus forts, mais Martin n’avait pas forcément la même conception d’ensemble que la plupart de ses « frangins ». La vie était déjà bien assez difficile pour que l’on ait besoin de créer sans cesse de nouveaux ghettos au milieu du ghetto, et il ne voyait surtout pas très bien ce que sa couleur de peau venait faire là-dedans, en quoi cela le rendait plus respectable aux yeux du guetteur de la porte sud. Des pauvres, il y en avait des blancs, des noirs, des métis, et même des asiatiques (les rares qui n’avaient pas été exterminés pendant la Grande Transformation), mais rien ne les différenciait dans leur façon de vivre. Martin Luther Queen avait fait un rêve. Un rêve où l’on parvenait à remplacer la lutte des races par la lutte des classes, un rêve où les noirs et les blancs vivraient comme des frères et des sœurs et non de perpétuels ennemis reniflant les faiblesses de leurs adversaires. Il savait que ce n’était certainement qu’un rêve, mais il espérait tant pouvoir monter dans le même autobus qu’eux et pisser dans leurs toilettes sans craindre de se faire tabasser par quelques policiers. C’était arrivé quelques semaines plus tôt à ce pauvre Rodney Queen, un petit gars pas méchant qui avait eu la mauvaise idée de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, et surtout de ne pas être de la bonne couleur de peau. Ca le foutait en rogne rien que d’y penser, et il pressa encore le pas pour rentrer se calmer dans son petit appartement miteux où il faisait si bon rêver. A deux reprises, il crut entendre des pas derrière lui et pivota rapidement sur lui-même, sans distinguer quoi que ce soit dans la nuit noire qui refermait ses serres sur lui. Ca faisait déjà quelques jours qu’il avait cette désagréable sensation qu’on le suivait partout où il allait, comme si on épiait ses moindres faits et gestes en attendant qu’il commette une erreur impardonnable. Il y avait surtout cet homme, la peau noire comme l’ébène, une trentaine d’année, toujours vêtu d’un costume sombre, et qu’il avait cru reconnaître à trois reprises dans plusieurs endroits où il ne l’avait jamais vu auparavant. Il secoua la tête et soupira bruyamment, comme pour se rassurer lui-même. Voilà qu’il devenait lui aussi complètement parano. La CIA n’existait plus depuis plus de 200 ans, et voilà qu’il voyait des espions partout en pleine journée. Il y avait bien la police secrète au service des Gouvernants, la tristement célèbre division Norton, mais si la description de son bonhomme correspondait à l’éthique de la boutique, il ne voyait pas très bien ce que les Norton pouvaient avoir à battre d’un minable balayeur dans son genre. Il n’était inscrit à aucune association, ne votait que lorsque c’était nécessaire et toujours dans le sens de la majorité, histoire de ne pas faire de vagues. Aucun antécédent révolutionnaire dans sa famille, pas de casier judiciaire, une vie sans histoire, il était tout sauf une proie intéressante pour eux. Il haussa les épaules, il devait vraiment se faire des idées. Pressant à nouveau le pas, Martin Luther Queen se hâta de regagner son domicile sans se retourner une seule fois, même lorsqu’une poubelle se renversa derrière lui avec un grand fracas. Qu’importe. Il était près de 23h, la fin du monde n’avait vraisemblablement pas eu lieu, et il avait encore une longue journée de travail qui l’attendait.

Le 23 février 2222, à 09 :12 précise, Martin Luther Queen se réveilla en sursaut dans le hamac étroit qui occupait la paroi du fond de son minuscule appartement de Manhattan. Il était en sueur, son coeur battait à tout rompre, et il comprit subitement que c’était le bruissement sourd de la foule au-dehors qui l’avait sorti de son cauchemar. Il se releva à moitié, frotta vigoureusement ses yeux avec la paume de ses mains pour se relever, et se dirigea en titubant vers l’unique fenêtre de la pièce qu’il ouvrit en grand pour aspirer une grande goulée d’air rafraîchissant. Une centaine de personnes de toute origine étaient regroupées au milieu de la rue, certaines arborant le tee-shirt noir où se découpait la silhouette altière de Ronald Bush, d’autres trimballant de grandes pancartes remplis de slogans guerriers. Martin héla un jeune garçon qui passait sous ses fenêtres pour en savoir plus, et ne fut presque pas surpris d’apprendre que le prédicateur organisait dans la matinée un grand rassemblement pour remercier les Puissants d’avoir épargné la population. De là où il était placé, ça ressemblait plus à un meeting politique en bonne et due forme, mais Martin Luther Queen décida de garder ses opinions et ses réflexions stupides pour lui, se contentant de refermer la fenêtre et de se traîner lamentablement vers la salle de bain pour y endosser son costume de travail.

(à suivre)

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