vendredi 8 mai 2009

La véritable histoire vraie de Martin Luther Queen (3)

Au fur et à mesure qu’il se rapprochait du Centre d’Embauche, Martin Luther Queen avait de plus en plus de mal à se frayer un chemin à travers la foule qui grossissait par vagues entières. Tu parles d’un meeting, voilà qui était digne des plus populaires des Gouvernants du monde. Il joua des coudes pour atteindre la porte de service du bâtiment, priant pour ne pas être trop en retard. Il ne voulait pas perdre son emploi, pas maintenant.

Heureusement, son patron avait d’autres chats à fouetter, trois de ses collègues s’étaient fait portés pâles ce matin, et il le renvoya sur le terrain sans même lui adresser un regard, lui désignant négligemment du revers de la main le nouveau avec qui il allait faire équipe aujourd’hui et qu’il devait former de son mieux. Martin Luther Queen le remercia humblement de sa confiance, empoigna le guidon de l’énorme benne fluorescente dans laquelle il déversait quotidiennement toutes les ordures de la ville, et se tourna vers acolyte d’un jour. C’était un petit blanc aux cheveux coupés très courts, apparemment très nerveux, qui ne cessait de se moucher avec le revers de sa manche en le regardant d’un air torve. Quand Martin voulut lui serrer la main avec un grand sourire pour lui souhaiter la bienvenue dans l’équipe, il eut un bref mouvement de recul, comme s’il avait peur de se brûler à son contact, puis consentit à lui tendre une main molle, d’une moiteur insensée. Martin Luther Queen ne se formalisa pas plus que ça de son attitude étrange. Les barjots étaient nombreux dans le métier, on n’engageait pas des diplômés de grandes écoles pour aller nettoyer la merde des autres. Il haussa les épaules et se dirigea vers la sortie sans attendre. L’autre sembla hésiter, trépignant sur place, puis trottina à sa poursuite et revint à sa hauteur au moment où ils débouchaient au grand jour. D’une voix mal assurée, il lui demanda timidement s’il pourrait s’occuper de pousser le truc pendant qu’il tournait le machin, et Martin accepta avec un grand sourire. S’il n’y avait que ça pour le mettre dans le bain. Il lui laissa les commandes et s’écarta pour le regarder manœuvrer dans l’allée de service, une lueur de fierté dans l’oeil. Il s’arrêta subitement avec un air affolé, et repartit à toutes allures vers les ateliers en criant à Martin par-dessus son épaule qu’il avait oublié un truc à l’intérieur. Un truc. Ce mec avait vraisemblablement un vocabulaire à base de choses et de trucs, ça n’allait pas être facile pour faire la conversation. Enfin, tant qu’il faisait sa part de boulot, ça ne le dérangeait pas. Il avait connu pire, des véritables psychopathes qui juraient toute la journée et agressaient les passants sans raisons, des dépressifs qui se lamentaient et traînaient leur benne à ordure comme si elle contenait tout le poids de leur vie de merde. Celui-là avait l’air encore à part. Un gentil paumé de plus. Martin haussa les épaules, sortit une cigarette de son paquet, l’alluma en protégeant une allumette à l’intérieur de sa main, et commença à avancer le long du sentier en ramassant de sa pique des papiers gras tombés dans la pelouse. Il fallait tout de même qu’ils se dépêchent, où ils allaient retomber en plein dans le cortège qu’il voyait se mouvoir lentement au loin. Il était presque arrivé sur la place principale lorsque son collègue le rejoint, l’air toujours aussi nerveux, jetant autour de lui des petits regards apeurés, telle une bête traquée. Martin avisa le nom inscrit sur la petite plaque métallique qu’il portait de travers sur la poitrine. Harry Lee Oswald, pas commun comme nom, et pas facile à caser en si peu de place, mais ce n’était pas pire que son propre patronyme. Il sourit à Oswald d’un air engageant, comme pour le rassurer, et lui indiqua du doigt les emplacements à dégager en priorité avant que la foule ne s’amène par ici. C’était déjà le cas, des dizaines de personnes commençaient à se masser de part et d’autres de la terrasse principale du Grand Hotel Continental, braillant et applaudissant à tout rompre. Martin contempla quelques instants le spectacle saisissant de la marée humaine qui se déversait vers lui, puis se mit au travail en sifflotant, regroupant les détritus en de petits tas qu’Oswald, sur ses talons, venait ensuite aspirer avec sa machine de guerre. Ils avaient presque fait le tour de la place lorsqu’ils furent forcés de faire halte, tant la masse de gens autour d’eux leur interdisait tout déplacement supplémentaire. Martin haussa de nouveau les épaules, sortit une autre cigarette de son paquet et s’adossa à la benne pour observer l’arrivée au balcon de celui qu’ils appelaient tous de leurs vœux, le grand, le beau, le charismatique Ronald Bush. Leur sauveur, leur nouveau messie, et le nouveau cauchemar des Gouvernants, sans aucun doute. Martin n’en revenait pas de voir une telle ferveur populaire. Il avait beau trouver ce type détestable et ses idées absolument grotesques, il ne pouvait s’empêcher d’admirer sa prestance et ses talents de rassembleur. Il apparut enfin sur la terrasse, et le signe de main qu’il adressa à la foule suffit à déclencher une clameur sourde qui fit vibrer tout le sol sur des kilomètres. C’est vrai qu’il avait une certaine classe, et Martin, subjugué, ne pouvait détacher ses yeux de sa silhouette. Il ferait un bon gouvernant, après tout. Peut-être que toutes ses théories raciales, ce n’était que de la provocation, pas de quoi s’enflammer. Et puis, il était noir, et ça, c’était un atout non négligeable dans la course au pouvoir. Martin Luther Queen regarda autour de lui, et s’aperçut que la foule était presque entièrement composée de noirs bien habillés qui le toisaient d’un air méprisant, lui, le petit blanc des quartiers pauvres vêtu de sa tenue de balayeur. Il se recula prudemment à l’abri de la benne, tentant de disparaître un peu à la vue de tous. Ce n’était pas le moment de se faire remarquer. Les blancs avaient mis tant de temps à regagner quelques droits et libertés fondamentales, toute provocation était inutile. On lui avait inculqué ça depuis qu’il était tout petit, il n’était qu’un blanc, un blanc dans un monde de noirs, et il devait apprendre à rester à sa place.

Martin Luther Queen n’osait même plus regarder le pasteur Bush qui haranguait désormais la foule, debout sur la balustrade du balcon. Il ne le vit pas non plus basculer dans le vide, touché à la tête par un coup de fusil dont il entendit la détonation lui déchirer les tympans comme si on venait de lui tirer dessus. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il faisait à plat ventre derrière la benne à ordure, et il mit un temps infini à s’apercevoir que le bout de bois qu’il venait de ramasser par terre n’était autre qu’un fusil à canon court, encore fumant. Il n’eut même pas besoin de tourner la tête pour savoir qu’Harry Lee Oswald avait disparu depuis bien longtemps. Et quand il vit fondre sur lui six hommes de la division Norton, le pistolet au poing, il ne prit même pas la peine d’obéir à leurs ordres et se remit debout en tenant son arme par le canon. Eux ne prendraient certainement pas le risque d’un procès et avaient très visiblement l’ordre de tirer à vue. Marthin Luther Queen serra l’arme fumante contre sa poitrine, leva les yeux au ciel et attendit le coup fatal. Tant pis pour son rêve.

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