mardi 3 novembre 2009

La véritable histoire vraie de Marc Intoche (1)

- « Tu sais, le mien, il a toujours été là pour moi, lui »

Marc Intoche secoua la tête, épousseta machinalement la veste de son costume noir et se mit à contempler avec insistance le plancher comme s’il le voyait pour la première fois. Mon Dieu, il détestait les enterrements. Et par-dessus tout, il détestait qu’on vienne lui parler à un enterrement.

Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous, à vouloir communiquer ainsi tout d’un coup, avaient-ils si peurs de la mort qu’ils se sentaient obliger de parler fort, et beaucoup, et à tout le monde, comme pour conjurer le mauvais sort ? Ils ne pouvaient donc pas se contenter d’écouter le silence ? Et encore, on n’en était qu’aux débuts de la cérémonie, tous les invités venaient à peine d’arriver et Marc en avait au moins pour deux heures à les entendre gémir et se plaindre sans raison. Qu’avaient-ils perdus, eux ? Rien. Rien. Ils se plaignaient juste fort, et beaucoup, et à tout le monde, pour bien montrer que eux étaient en vie, ou pour se le prouver à eux-mêmes, peut-être. Bande de vautours. Se nourrir ainsi de la tristesse des autres, s’agglutiner en groupe quand ils sentaient le souffle de la mort passer au-dessus de leurs têtes, si ce n’était pas une attitude de vautours, ça ! Une vieille dame que Marc ne connaissait que de vue, sans doute une voisine quelconque qui passait par là et avait vu de la lumière dans l’entrée, était en train de voleter partout dans la pièce à la recherche de compagnons d’infortunes pour partager son repas. Sale chienne. Rapace. De sa chaise, Marc pouvait voir ses petites mains crochues, pareilles à des serres d’aigles, qui battaient nerveusement l’air à la recherche d’une épaule compatissante où abattre son malheur sournois. Si elle osait s’approcher à moins d’un mètre d’elle, il n’hésiterait sûrement pas à lui défoncer le crâne avec le premier objet contendant qui lui passerait sous la main, tiens, ce gros bougeoir en fer forgé sur le dessus de la cheminée, il défoncerait très certainement sans aucun mal son crâne de piaf décati. Marc avait presque envie qu’elle franchisse les quelques mètres qui la séparaient encore de sa chaise, rien que pour vérifier si sa théorie était raccord avec les lois élémentaires de la physique. Et puis, ça ferait un exemple. Il pourrait laisser son cadavre là, pourrissant, comme si de rien n’était, et ça suffirait sans doute à faire fuir les autres. C’était ainsi qu’ils procédaient, dans l’Antiquité, il avait lu ça dans un livre quand il était jeune, à l’époque où c’était encore possible de lire ça dans un livre. Les guerriers qui défendaient une ville assiégée attachaient le cadavre de leurs adversaires à des poteaux et les laissaient pourrir au soleil pour insuffler la peur dans le coeur des survivants et leur montrer qu’ils ne badinaient pas avec la mort. Plus tard, ils avaient même perfectionné le système en catapultant carrément les dépouilles infestées dans le camp des opposants, et les maladies se propageaient à grande vitesse et décimaient tous ceux qui n’avaient pas fui avant. C’était le bon temps. Personne ne venait vous emmerder quand vous vous recueillez sur les restes encore fumants de votre plus cher et plus vieil ami. Personne ne venait vous taper la causette, l’air de rien, comme si on était à un vernissage d’art contemporain ou au Salon de la Nanotechnologie. Ils n’avaient pas bientôt fini d’aller et venir, comme s’ils ne voulaient pas perdre une miette de ce festin de désespoir ? Et encore, pour l’instant, il s’en était bien sorti. Il s’était contenté de fixer droit devant lui, les yeux dans le vague, comme s’il était perdu dans de sombres pensées, et peu avaient osé ne serait-ce que s’approcher de lui pour poser une main faussement compatissante sur son épaule. Mais il ne pourrait pas jouer la comédie éternellement. Un moment ou un autre, il se laisserait distraire par une quelconque conversation, il se laisserait happer par un mot entendu au hasard, et ça en serait fini de sa comédie du désespoir. En plus de ça, contrairement à nombre de ses semblables qui n’avaient pas vécu un monde sans Pomme, Marc Intoche savait pertinemment qu’il n’était pas très doué pour jouer les autistes en permanence. C’était une chose de camoufler sa différence dans la vie de tous les jours, lorsqu’il était au travail ou simplement lorsqu’il empruntait le Cercle en prenant l’air absorbé de celui pour qui il était tout à fait normal de se déplacer en se dématérialisant à tout bout de champ. Il faisait alors simplement mine d’être captivé par son écran tactile, effleurant la surface froide de ses mains malhabiles tout en espérant que personne ne remarquerait qu’il surfait dans le vide, presque à reculons. C’était encore tout à fait dans ses cordes, mais là, face à un tel événement dans la vie, il ne parierait pas un octet sur ses chances de ne pas se faire repérer immédiatement.

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