dimanche 7 février 2010

La véritable histoire vraie de Juliette Montaigu (2)

Et ça avait l’air d’être un bon jour, ce serait une journée parfaite, et ça l’embêtait presque de devoir castrer ses pulsions créatrices, mais la jolie chaise en rotin qu’elle avait repéré devant le bar de la Flèche la semaine dernière ne l’attendrait certainement pas une demi-heure de plus, alors, petite robe d’été, légère, sandalettes enfilées, légères, une touche de maquillage, légère, l’escalier avalé à la volée, en riant, main dans la main, la petite brise qui leur faisait la bise sur le chemin, légère, le parfum entêtant de souk dont on s’emplissait déjà les poumons à cinquante mètres de là, le stand de vinyles d’occasion qui fleurait bon le retour du psychédélisme, les vieux bouquins aux tranches cornées qui n’attendaient que leurs mains délicates pour vivre une nouvelle vie, les cris des forains et le bruissement des badauds, la chaise en rotin qui patientait sagement dans un coin et sur laquelle Juliette s’assit avec bonheur pour prendre leur petit café habituel au Bar Tabac, deux euros mademoiselle, merci bien, quatre-vingt centimes la baguette et sept euros quarante-neuf de légumes qu’ils préparent en salade, côte à côte, revenus dans sa petite kitchenette qui s’emplit peu à peu de l’odeur aigre-douce d’une vinaigrette maison, mon dieu, qu’Il prépare bien la vinaigrette, et Dieu seul sait que ce n’est pas le dernier de ses talents, Il pourrait peut-être lui montrer encore son tour de passe-passe favori après le repas, celui où Il parvient à la faire jouir en effleurant à peine son corps tremblotant avec ses mains d’esthète, mais non, le voilà qui s’empare à nouveau de son stylo en piteux état pour couvrir de signes cabalistiques des pages entières d’un petit carnet déniché sous le lit, et Juliette le regarde avec une drôle de mimique amusée, la tête penchée sur le côté, elle va lui laisser un peu de répit, tout de même, et c’est lui qui vient lui mordiller l’oreille par surprise quelques minutes plus tard, alors qu’elle tente de mettre une touche finale à son dernier tableau dont il admire la composition et les couleurs vivaces, Il a toujours aimé ce qu’elle faisait, lui, et Il s’intéresse à autres choses qu’à des colonnes de chiffres d’une rare vulgarité, Il est là, tout près, visiblement bouleversé par la ressemblance de l’autoportrait et la position suggestive de la jeune femme du tableau et la position alanguie de la jeune femme qui peint le tableau, à qui Il ferait bien prendre tout un tas d’autres positions, et il a glissé sur la platine un disque de blues qu’Il vient d’acheter, et elle lui extorque un dernier orgasme en échange de l’écoute attentive de son dernier paragraphe, haletante, le souffle court, aussi troublée par la virtuosité de son écriture que l’obsédante précision de ses caresses, bingo, banco, elle est gagnante sur les deux tableaux et se met à penser qu’elle a vraiment beaucoup de chance de pouvoir vivre une journée aussi parfaite, alors que le clocher de Saint Michel retentit à nouveau, non loin de là, par-dessus les tuiles d’ardoises du quartier populaire, plus sombre, touffu et menaçant que jamais.

Juliette Montaigu se redresse sur un coude, caresse distraitement la tignasse en broussaille de son amant assoupi, approche ses lèvres de son oreille et lui murmure avec toute la douceur dont elle se sent capable malgré l’urgence de la situation :
« Il est cinq heures, mon chéri. Tu ferais mieux d’y aller, mon mari ne va plus tarder ».

C’était vraiment une journée parfaite.

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