dimanche 11 octobre 2009

La véritable histoire vraie d’Irina Menkova (3)

L’air était sec, le vent acéré, et sa petite promenade n’eut pas exactement l’effet escompté. Prise d’une soudaine nausée, elle s’appuya contre la balustrade en bois blanc qui cernait la jetée et porta son regard au loin. Ce n’était pas le moment de tomber malade, pas maintenant, pas à l’instant où l’horizon se découvrait subitement.

La mort de ses parents, les lingues semaines à grelotter sur une paillasse souillées, installée à même le sol glacial d’un immeuble désaffecté de la banlieue moscovite, les hurlements obscènes des ivrognes et les cris désemparés des nourrissons affamés, tout ça était bien loin derrière elle. Plus que tout, elle n’aurait pas supporté que son enfant, que leur enfant, ait à subir un jour toutes ces infamies. Mais ça, elle n’avait plus à s’en inquiéter, et elle n’aurait jamais à le redouter. Grâce à Lui, grâce à mademoiselle Olga aussi, sans qui elle ne l’aurait jamais connu, sans qui elle n’aurait jamais rencontré l’amour véritable. Elle respira profondément et s’apprêta à regagner la terrasse ensoleillé du Café Bel Air, butant sur les marches qui montaient au milieu des galets. Elle était si fatiguée. Heureusement, tout cela serait bientôt terminé, et elle pourrait se reposer. Apercevant le visage soucieux de son chevalier blanc à travers la vitrine impeccable du restaurant, elle sourit faiblement. Il devait certainement encore penser qu’Irina ne se doutait pas un seul instant du véritable but de cette escapade en amoureux à quelques centaines de kilomètres du petit duplex parisien qu’Il lui avait offert. Mais elle n’était pas aussi naïve qu’elle s’efforçait de le laisser paraître pour avoir la paix, et rien ne lui avait échappé des préparatifs minutieux du voyage, les coups de fils qu’Il avait passé dans la semaine. Elle le trouvait si mignon, lorsqu’Il tentait ainsi de prendre par surprise la petite fille en robe légère qui pataugeait dans la Mer Noire. Voilà qu’Il la regardait pénétrer dans la salle en se tordant les mains, jetant autour de lui des regards furtifs comme si les mots qu’Il cherchait à lui dire pouvaient s’être planqués par magie dans un coin de la pièce. Elle aurait voulu le rassurer, lui dire que les mots n’avaient pas d’importance, qu’elle savait fort bien au plus profond d’elle ce qu’Il ressentait et ce qu’Il désirait. Il n’avait pas à s’en faire, elle l’aimait comme Il était, avec toute sa lâcheté d’Homme. Mais comme à son habitude, elle ne put ouvrir la bouche, se contenta de baisser les yeux et d’approcher doucement le front des lèvres de son protecteur pour qu’Il y dépose un baiser rassurant. Il prit ses mains glacées entre les siennes, fit pivoter son poignet pour jeter un coup d’oeil à la jolie montre en or dont Il lui avait fait cadeau à Noël, s’éclaircit la gorge comme pour parler et se ravisa subitement. Avec un froncement de sourcil, Il lui indiqua le petit salon attenant où un petit homme d’une quarantaine d’année, à la grosse bedaine et aux yeux enfoncés dans leurs orbites, lui adressa un petit signe amical en lissant sa moustache d’un air gourmand. Irina Menkova comprit aussitôt et lui rendit son sourire en baissant instinctivement les yeux. Elle pressa entre les siennes les mains de son Homme, qui regardait ostensiblement la mer par-dessus son épaule, comme s’Il n’était déjà plus là, enfermé dans son monde où elle n’avait pas sa place. Irina Menkova retira ses mains et défit prestement le premier bouton de sa robe. Tant pis pour la demande en mariage. Ce ne devait pas être le bon moment, Il avait certainement ses raisons, la prochaine fois, sans doute. En attendant, elle avait du travail.

Irina Menkova réajusta son décolleté et se dirigea en louvoyant vers son unique client de la journée, jetant au passage un regard inquiet vers l’horloge murale : elle espérait qu’il était plutôt du genre précoce, ils avaient tout de même rendez-vous dans moins d’une demi-heure à la clinique pour son avortement, et ce n’était pas le genre de rendez-vous qu’elle aimait manquer.

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